Mobilité

L’industrie du jeu vidéo se mobilise lentement face au

L'industrie du jeu vidéo se mobilise lentement face au changement climatique


Avec un panneau solaire d’occasion, une batterie et un mini-ordinateur
Raspberry Pi, la développeuse indépendante Kara Stone a fait fonctionner le
serveur alimentant ses jeux vidéo pour seulement quelques centaines de
dollars. Et lorsqu’on lui fait remarquer que les jours nuageux peuvent
priver le serveur d’alimentation et rendre ses jeux inaccessibles, elle
répond que cela fait partie du concept. «

Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que tout soit constamment
disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7

», explique-t-elle.


Et pour réduire davantage son impact carbone, son prochain jeu intitulé
Known Mysteries utilise des séquences vidéo hautement compressées
pour diminuer le volume de données. Contrairement aux images ultra-haute
définition trouvées dans les jeux récents, les visuels sont aussi flous que
les vidéos des anciennes encyclopédies Encarta sur CD-Rom. Mais à
l’inverse des titres modernes à gros budget, qui dépassent souvent 100 Go,
une première version de son jeu ne faisait que 200 Mo. Cette conception
intentionnellement limitée vise à avoir un impact moindre sur le climat.


Une quantité d’émissions comparable à celle de l’industrie
cinématographique


Kara Stone fait partie d’un nombre croissant de développeurs de jeux qui
veulent intégrer une responsabilité climatique à leur travail. Le secteur a
mis du temps à reconnaître que créer et jouer à des jeux vidéo consomme
beaucoup d’énergie et produit des émissions, ce qui participe au changement
climatique. Et la prise de conscience est encore timorée. A ce jour, seule
une partie des éditeurs de jeux publient des données sur l’impact
climatique. Et ils sont encore moins nombreux à communiquer sur la quantité
d’énergie utilisée par les joueurs à travers le monde.


Selon des

estimations

conservatrices citées par Ben Abraham, un universitaire australien auteur du
livre Digital Games After Climate Change, l’industrie du jeu vidéo
qui pèse 184 milliards de dollars consomme une quantité d’énergie similaire
et produit une quantité d’émissions comparable à celle de l’industrie
cinématographique ou à celle d’un pays comme la Slovénie. Son ouvrage est
l’une des rares enquêtes approfondies sur l’impact environnemental de
l’industrie du jeu vidéo.


Selon lui, ce secteur a produit entre 3 et 15 millions de tonnes de dioxyde
de carbone en 2020 pour créer de nouveaux titres. Cela inclut l’énergie
achetée auprès des réseaux locaux et utilisée pour l’éclairage et
l’alimentation des ordinateurs sur lesquels les développeurs travaillent.
Son estimation ne tient pas compte d’un large éventail d’autres activités,
de la fabrication de consoles et de matériel informatique à l’expédition
(ou à l’alimentation de serveurs pour qu’ils puissent les télécharger
numériquement) en passant par le transport de développeurs et de cadres
pour des réunions d’affaires et des conférences.

jeu video climat 1 

Adam Berry/Getty Images


On peut se faire une idée de l’ampleur de ces émissions en observant les
chiffres communiqués par Ubisoft, l’un des plus grands studios de jeux au
monde. De son empreinte carbone annuelle (qui était de 148 kilotonnes de
dioxyde de carbone en 2021), seuls 5 à 10 % proviennent des opérations
directes de l’entreprise. Les émissions restantes se répartissent à environ
10 % à 15 % pour distribuer les jeux sur les réseaux et dans les magasins,
40 % pour la production de terminaux de jeu et 40 % pour l’utilisation par
les joueurs, y compris l’énergie utilisée pour alimenter les PC et les
consoles.


Microsoft

estime

que le joueur moyen disposant d’un équipement haute performance consomme 72
kg de dioxyde de carbone par an. Selon un rapport de

Project Drawdown

, rien qu’aux États-Unis, les joueurs génèrent 24 millions de tonnes
d’émissions de dioxyde de carbone par an.


Les éditeurs de jeux n’ignorent rien du problème. Certaines des plus
grandes entreprises ont fixé des objectifs de durabilité. À la fin de
l’année dernière, Ben Abraham a publié un

rapport

axé sur les 33 plus grands éditeurs et studios du secteur qui se sont fixé
des objectifs de neutralité carbone. Il a constaté que 10 d’entre eux ont
des plans ambitieux pour atteindre le cap avant 2030, notamment des géants
comme Microsoft, Apple et Google, mais aussi Ubisoft, Tencent et Riot
Games. Sony a fixé un objectif net zéro de 2040, tandis qu’Activision
Blizzard, Bandai Namco, Konami et Sega ont fixé le leur pour 2050.


La tentation du greenwashing


Chacune de ces entreprises a une stratégie différente pour atteindre la
neutralité carbone. Certaines ont recours à l’achat de crédits d’énergie
verte pour compenser leur compensation d’énergies fossiles, une tactique
considérée par les critiques comme une forme de greenwashing.


Chaque année, des dizaines de milliers de développeurs de jeux convergent
vers San Francisco pour se rencontrer lors de la Game Developers
Conference. Lors de l’édition de cette année qui s’est tenue fin mars, il y
avait une poignée d’événements consacrés au changement climatique.


L’événement le plus médiatisé a été la démonstration de Microsoft d’une
nouvelle boîte à outils logicielle. Appelée

Xbox Developer Sustainability Toolkit

, elle guide les développeurs pour optimiser les performances de leurs
jeux, ce qui peut entraîner une consommation d’énergie plus efficace.
Microsoft a également introduit un certain nombre de mises à jour
permettant aux joueurs de mieux contrôler la consommation d’énergie de
leurs consoles de salon.


«

C’est la première fois que les développeurs de jeux disposent d’outils
de mesure de l’énergie et des émissions en temps réel

», a déclaré Trista Patterson, directrice du développement durable de
Microsoft. Elle a également cofondé Playing for the Planet, une alliance
d’éditeurs de jeux qui ont pris des engagements en matière de durabilité.


Le kit de test de Microsoft fonctionne comme ceci : les développeurs
peuvent analyser un jeu en cours de création, exécuter un extrait tout en
surveillant la consommation d’énergie et si besoin plonger directement dans
le code pour intervenir.


Microsoft dit avoir demandé aux développeurs de Halo Infinite
d’utiliser ce kit pour rechercher des économies d’énergie. Ils ont
découvert qu’une baisse de la résolution et du nombre d’images par seconde
dans les zones que les joueurs remarqueraient le moins, comme les écrans de
pause et les menus, pouvait économiser jusqu’à 55 % d’énergie sans que les
joueurs s’en aperçoivent.

jeu video climat 2 

Paras Griffin/Getty Images


Le kit est mis à la disposition des développeurs travaillant sur des jeux
hors PC et Xbox. Lorsque Microsoft a rencontré les producteurs d’Ubisoft
pour parler de cet outil de développement durable, des idées ont été
lancées sur de futurs modes éco dans les jeux pour aider à réduire les
factures d’énergie mensuelles des consommateurs et attirer les joueurs
sensibles aux questions environnementales.


Compte tenu de l’expérience de Trista Patterson avec Playing for the
Planet, il n’est pas surprenant qu’elle voie la possibilité pour
l’industrie de s’unir autour de ce sujet. Selon elle, le jeu «

est un merveilleux médium artistique capable de créer des façons
alternatives d’aborder un problème

».


Parmi les fabricants de consoles, Microsoft est celui qui se concentre le
plus sur la question de l’énergie et du climat, ou du moins celui qui
communique le plus à ce sujet. Comme l’a noté Jackson Ryan, rédacteur en
chef de CNET Science, apporter aux joueurs une sobriété logicielle
optionnelle n’économisera probablement pas beaucoup d’énergie et ressemble
davantage à un coup médiatique. Pourtant, l’entreprise propose aussi aux
joueurs des options pour réduire concrètement leur empreinte carbone avec
ses manettes Xbox fabriquées à partir de matériaux recyclés.


Sony et Nintendo publient des rapports qui décrivent leurs actions
respectives en matière de développement durable. Nintendo, par exemple, a
une liste de réglementations dans les pays où elle opère qu’elle respecte,
mais aucune stratégie globale claire pour réduire les émissions. «

La réduction de notre impact environnemental est l’un de nos quatre
domaines prioritaires mondiaux en matière de RSE et se poursuivra alors
que nous travaillons pour faire avancer ces initiatives

», déclare la firme nippone.


Sony pour sa part s’est engagé à utiliser 100% d’énergie renouvelable dans
ses opérations internes d’ici 2030. L’entreprise vise également à atteindre
la neutralité carbone dans l’ensemble de ses opérations d’ici 2040, ce qui
comprend la fabrication de produits et leur expédition. En revanche, on ne
sait pas les émissions des joueurs sont comprises dans ce calcul.

Impulser un changement systémique


Lors de la GDC 2023, Sam Barrett, responsable de la jeunesse pour le
Programme des Nations Unies pour l’environnement, a expliqué à quelques
dizaines de participants comment l’industrie du jeu pourrait prendre des
mesures supplémentaires pour lutter contre le changement climatique. Il
s’exprimait au nom de l’alliance Playing for the Planet dont l’impact est
lent mais croissant. Selon son rapport annuel 2022, 64% de ses 40 membres
recherchent la neutralité carbone.


Pour Patrick Prax, professeur agrégé à l’Université d’Uppsala en Suède,
tout cela est bien lent. « Je pense que l’industrie du jeu n’a peut-être
pas encore compris à quel point la situation est grave ou tout ce qu’il
reste à faire », a-t-il déclaré Prax lors d’une interview avec nos
confrères de CNET.com lors de la Game Developpers Conference.


Patrick Prax reconnaît que l’industrie du jeu vidéo est en avance sur
d’autres qui n’ont même pas commencé à examiner leurs contributions au
changement climatique, mais milite pour des initiatives plus poussées.


Il pointe notamment les composants nécessaires pour fabriquer des consoles
et des PC. Le coltan, un minerai utilisé dans les smartphones et les
consoles de jeux, serait largement exploité par des enfants esclaves en
République démocratique du Congo.

jeu video climat 3 

Bloomberg/Getty Images


Selon lui, mettre l’entière responsabilité sur les joueurs pour les inciter
à réduire les émissions ne fonctionnera pas. Il faut impulser un changement
systémique à la source. Comme toute industrie subissant une pression
publique, le jeu a deux options, estime Patrick Prax : proposer des
solutions en interne ou faire face à des réglementations.


La législation n’est pas la meilleure solution, car elle peut prendre des
années à entrer en vigueur. Mais les éditeurs de jeux vidéo n’ont pas non
plus beaucoup cherché à s’entendre sur des règles communes, qu’elles soient
volontaires ou obligatoires.


Si ce secteur doit évoluer, il en va de même pour la culture du jeu vidéo
et le discours médiatique. Cela passe notamment par une attente plus modéré
autour des performances graphiques que les joueurs, mais aussi la presse
spécialisée, considèrent comme l’alpha et l’oméga.


Selon Patrick Prax, la presse pourrait, par exemple, intégrer à leurs tests
de jeux le coût énergétique pour les faire fonctionner.


Les développeurs font évoluer l’industrie de l’intérieur


Arnaud Fayolle était développeur chez Ubisoft. Il a amené ses collègues à
former des groupes d’intérêt pro-climat en interne jusqu’à ce que son
employeur lui crée un poste sur mesure pour œuvrer en faveur du climat. A
la GDC, Arnaud Fayolle a fait une présentation expliquant comment les
participants peuvent intégrer à leurs créations des histoires ou des
mécanismes qui mettent en évidence les problèmes climatiques. Par exemple,
confronter les joueurs avec des problématiques de gestion de ressources en
diminution et de sources d’énergie fossiles polluantes afin d’établir un
lien plus fort avec la réalité.


Pour Arnaud Fayolle, l’industrie du jeu vidéo pourrait endosser un rôle
plus pédagogique en créant des contenus qui motivent le public à agir et à
adopter des comportements pro-environnementaux.


Malgré des opinions divergentes, Patrick Prax, Arnaud Fayolle et d’autres
ont assisté à deux tables rondes organisées par l’International Game
Developers Association Climate Special Interest Group, une communauté
réunissant des professionnels de l’industrie du jeu, des universitaires et
des chercheurs.


Existant dans un groupe Discord en ligne fort d’environ 800 membres, l’IGDA
Climate SIG élabore des stratégies sur la façon de rallier l’industrie du
jeu de l’intérieur et de l’extérieur. Réunis en personne lors de la GDC,
les dirigeants du SIG ont enchaîné les chaises des tables rondes pour
écouter comment le changement climatique affecte les studios de jeux dans le
monde entier.


«

Pour que nous puissions continuer à créer et à jouer aux jeux que nous
aimons, nos opérations commerciales doivent évoluer, la façon dont nous
pensons à notre contenu et à nos joueurs doit évoluer et répondre aux
besoins auxquels nous devons être préparés

», a déclaré Paula Angela Escuadra, leader de l’IGDA Climate SIG, qui est
également stratège senior de l’expérience utilisateur pour les jeux dans le
cloud chez Xbox Game Studios.


En l’absence de normes et de ressources à l’échelle de l’industrie
concernant le changement climatique sur le lieu de travail, les membres du
Climate SIG ont créé leur propre cadre nommé Environmental Game Design
Playbook pour guider les développeurs dans l’écologisation de leur
industrie. Ils ont identifié quatre façons de prédire à quel point quelqu’un
est favorable à la lutte contre le changement climatique : la connaissance
des problèmes climatiques, l’attitude pro-environnementale, la confiance
pour apporter des changements et l’espoir. Dans l’ensemble, les
développeurs qui rejoignent le SIG ont probablement les deux premiers, mais
sont bloqués sur le troisième, explique Paula Angela Escuadra.


Intégrer les préoccupations climatiques dans les jeux semble être une
déception dans un passe-temps vers lequel les joueurs se tournent pour
s’évader,


La thématique environnementale n’est pas une nouveauté dans le jeu vidéo.
Elle est présente depuis les années 1980 car, comme le cinéma, la musique
ou les arts en général, les jeux vidéo sont le reflet de notre réalité. Des
jeux indépendants modernes comme I Was A Teenage Exocolonist
abordent des thèmes de destruction climatique induite par le capitalisme.
Même des superproductions comme Horizon Zero Dawn et

Gears of War

intègrent l’effondrement de la civilisation lié au changement climatique
dans leurs scénarios.


«

La vision à long terme est que la durabilité s’intègre dans tous les
aspects du développement de jeux

», ajoute Paula Angela Escuadra.


Réfléchir aux réalités climatiques touche également quelque chose d’unique
aux jeux vidéo : le pouvoir de faire changer les choses tout en jouant. Un
pouvoir dont disposent les développeurs de jeux : créer de nouveaux mondes
avec des menaces existentielles majeures et placer les joueurs dans des
positions où ils peuvent créer les outils pour les combattre et réessayer
s’ils échouent. «

Cette sécurité est si importante, et c’est une sécurité que nous
n’avons pas dans le monde réel

», poursuit Paula Angela Escuadra. «

Si nous sommes capables d’apporter un peu de cela dans le monde réel,
la quantité de choses que nous pouvons faire sans que les personnes
aient peur d’échouer est incroyable.

»




Article de CNET.com adapté par CNETFrance


Image Une : Antonio_Diaz / Getty Images


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